«L’homme reste homme tant qu’il est sous le regard d’une femme de sa race.» Dans les colonies, cette phrase n’a rien d’un paisible constat. Comme le montre avec force l’historienne et anthropologue états-unienne Ann Laura Stoler, c’est une injonction qui trahit une inquiétude, inséparablement raciale et sexuelle, sur l’ordre du monde colonial. Du ventre des maîtresses au sein des nourrices, l’empire (qu’il soit français, britannique, néerlandais, ou autre, en Afrique, en Asie et ailleurs) est obsédé par la police de l’intimité : il régule les relations sexuelles, entre prostitution, concubinage et mariage, en même temps que la reconnaissance des enfants métis et l’éducation des enfants blancs. Car, au moins autant que des «autres» racialisés, c’est bien de «blanchité» qu’il s’agit. Mais ce que le colon savait, les études coloniales l’avaient oublié. Telle est la leçon coloniale que nous offre Ann Laura Stoler, relisant la biopolitique selon Michel Foucault à la lumière crue de l’empire : les savoirs sexuels du colonisateur sont aussi des pouvoirs raciaux, tant la mise en ordre est également un rappel à l’ordre.
Cet ouvrage déjà classique participe d’un renouveau des études coloniales, qui nous invite à penser ensemble le colonisateur et le colonisé, mais aussi la métropole et l’outre-mer. Ainsi, sa traduction aujourd’hui en français ne nous parle pas seulement d’ailleurs, mais pas uniquement non plus d’hier : si notre présent est travaillé par l’histoire, c’est que les «débris d’empire» continuent de joncher notre actualité.
Ann Laura Stoler enseigne à la New School for Social Research, à New York. Elle est historienne, spécialiste de l’histoire coloniale. L’originalité de son approche tient à sa manière d’articuler questions sexuelles et raciales dans les régimes coloniaux. {La Chair de l’empire} publié à La Découverte est son premier livre traduit en français.
Ann Laura Stoler est co-auteure avec Frederick Cooper de {Repenser le colonialisme} édité chez Payot. Ce texte, introduction d’un ouvrage plus vaste publié en 1997, a bouleversé la façon de penser le colonialisme. Plutôt que de raconter les colonisations d’un seul point de vue (celui de la métropole ou celui de la colonie devenue indépendante), Ann Laura Stoler et Frederick Cooper proposent en effet de les englober dans une histoire des empires qui permet d’étudier ensemble, dans leurs interactions réciproques, les dominants et les dominés. Les colonies n’étaient pas des espaces vierges qu’il suffisait de modeler à l’image de l’Europe ou d’exploiter selon ses intérêts ou ses désirs ; et les États européens n’étaient pas des entités autonomes qui, à un moment de leur histoire se sont projetés outre-mer. Les unes et les autres se sont mutuellement construits. Un livre capital pour tous ceux que passionnent les sociétés coloniales.